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MORT DE MADAME ADÉLAÏDE

Mon intérêt pour lui me valut une forte semonce du chancelier. Je voulais établir une grande différence entre monsieur de Cubières donnant l’argent, et monsieur Teste le recevant. Tout le sang magistral de monsieur Pasquier se mit à bouillonner, et il me tança d’importance sans me persuader complètement cependant.

Le rôle assez bouffon de cette triste aventure fut celui du pauvre monsieur Pellaprat. Ce capitaliste avait commencé sa fortune pendant le Directoire et l’avait augmentée sous tous les gouvernements en faisant valoir ses fonds avec plus ou moins d’honnêteté.

En sortant de l’interrogatoire qu’on lui avait fait subir, il disait naïvement : « En vérité, je ne comprends rien du tout à la façon dont ces messieurs prennent la chose au sérieux ; mais cela se fait tous les jours ; cela s’appelle un pot-de-vin, et j’ai passé ma vie à en donner pour toutes les affaires qui m’ont réussi. » Malgré son étonnement, il fut condamné assez sévèrement, sans jamais pouvoir se l’expliquer[1] !

  1. (Note de 1862). — Le naïf cynisme du pauvre monsieur Pellaprat me remet en mémoire un récit, que j’ai entendu faire, plusieurs années avant, à monsieur de Montrond lui-même.

    Les conquêtes du premier Consul avaient placé l’Allemagne entre ses mains et il l’avait donnée à dépecer à monsieur de Talleyrand, ministre des affaires étrangères, pour en faire curée aux souverains au delà du Rhin. Ils y portaient grand appétit.

    Les habitudes intimes de monsieur de Montrond dans la maison de monsieur de Talleyrand lui donnaient les apparences du crédit, et les sollicitations tudesques ne lui manquaient pas. Une fois, entre autres, où il s’agissait d’un morceau d’élite disputé par trois antagonistes, leurs trois agents vinrent successivement, pendant un bal, dans la même soirée, offrir à monsieur de Montrond cent mille francs pour faire réussir les réclamations de leur souverain respectif. L’incident lui parut si comique, que, les recherchant à son tour, il leur promit séance tenante, à tous et à chacun, ses bons offices les plus actifs et son concours empressé.

    Puis il se croisa les bras, n’en souffla mot à monsieur de Talleyrand, et se tint parfaitement tranquille. L’un des trois princes, comme il ne pouvait en être autrement, gagna le procès, et, dès le lendemain, le