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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

devraient parvenir deux fois par semaine. Il n’y a point d’exemple d’une seconde gelée assez forte pour empêcher les malles d’arriver librement (vous ne vous douteriez pas que c’est pour me consoler qu’on me tient ce langage !). Eh bien, s’il n’y a pas d’exemple, c’est donc pour moi qu’il était réservé !… Ce qui me désole aussi, c’est la certitude que vous n’avez point de lettres de moi depuis des siècles. Peut-être, à l’heure qu’il est, me croyez-vous à Copenhague. Peut-être en êtes-vous restés à la lettre que je vous écrivais le jour où j’étais si malade à Nyborg ; peut-être avez-vous reçu la dernière que j’aie datée de ce bourg. Dans l’un ou l’autre cas, j’en serais fâchée : toutes deux vous auront tenus dans une agitation funeste à la santé de maman ; au surplus, tout le monde m’assure ici qu’elle se porte à merveille et que, si elle est malade, c’est tant mieux parce que cela lui assure trente ans de parfaite santé. J’enrage quand j’entends tenir de pareils propos et, en vérité, j’ai bien quelque mérite à ne pas témoigner toute l’humeur que j’en ressens. Cher papa, ne me trouves tu pas bien maussade ? En prenant cette plume, je me promets toujours de ne pas laisser évaporer ma bile, mais, en dépit de moi, elle se trouve toujours mêlée à l’encre et conduit cette plume à dire des choses qui devraient être renfermées dans mon cœur. Ainsi, je finirai par devenir tout à fait insociable, et je le suis déjà bien assez, je vous assure. Je vous raconterai demain ce que je crois qui m’aigrit.


Vendredi 23.

Voici mon histoire ou, plutôt, l’histoire des différents sentiments que j’ai éprouvés depuis mon arrivée ici. Je n’ignore pas que c’est vous mander celle de ma déraison, mais c’est avec tous mes ridicules, tous mes défauts que vous m’avez aimée jusqu’ici, et je veux