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CORRESPONDANCE

Seulement il est affreux qu’une intrigue, car je ne crois plus à la maladie, prive l’Europe d’un tel soutien. Il voyage avec une suite assez nombreuse. — J’ai passé une heure, hier matin, avec la comtesse de Lerchenfeld ; elle me plaît de plus en plus ; elle est aimable, raisonnable et polie. Elle m’a dit que l’armée de Condé était détestée dans ce pays-ci, et beaucoup plus crainte des paysans que les patriotes, que si un paysan, par exemple, se hasardait à faire quelques réflexions ou à mener un peu plus lentement lorsqu’on surchargeait trop ses chevaux, ils assommaient de coups les manants qui ne savaient pas ce qu’on devait à des gentilshommes comme eux. On dit aussi que l’empereur Paul est charmé d’en être débarrassé, car, peu corrigés par l’expérience, ils ont témoigné une pitié pour le peuple chez qui ils étaient et un mécontentement qui commençait à gagner autour d’eux. Il est assez simple que le moscovite riche, qui se voit par la discipline exilé loin de sa famille où il pouvait mener une vie aisée et heureuse, ne supporte pas sa situation quand il voit un émigré dont c’est la seule ressource se plaindre amèrement d’habiter la même garnison. Tout le monde, au reste, se réunit, pour louer la conduite de monsieur le prince de Condé. Depuis hier qu’on sait que l’armée est à l’Angleterre, tout le monde me demande : « Que fera-t-on de nous à la paix ? » Moi, comme une bête, je réponds tout platement : « on vous réformera avec six mois de paye, ou bien, peut-être, on vous enverra à Batavia ou quelque part en Amérique ». Eh bien, pas du tout, je crois cela, parce que je ne vois pas plus loin que le bout de mon nez. C’est un engagement, tacite, il est vrai, qu’a pris l’Angleterre de remettre chacun chez lui, et elle ne peut, sans se déshonorer, y manquer à présent. Je crois cependant qu’elle ne s’en gênera guère. Il faut être bien malheureux pour être