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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

bler. Sir T. a prêté à monsieur de Boigne, les Barons de Telsheim : représentez-vous une femme de vingt ans riant et citant les aventures de mademoiselle Crattle ; (comme je n’ai pas lu le livre, une ignorance apparente autorisait mon silence). Il est vrai que son mari n’est pas des plus délicats ; il tient même souvent des propos que seule la présence de sa femme peut faire passer. Hier, par exemple, il me montra un vers de La Rochefoucauld qui sert d’épigraphe à un livre : « Le physique de l’amour vaut bien les sentiments », en me demandant si c’était mon avis. Je lui répondis fort sérieusement que l’impression était trop petite et que je n’y voyais pas ; il a eu l’esprit de comprendre que cela ne me convenait pas, et il se l’est tenu pour dit. — J’ai été ce matin entendre la messe chez madame d’Havré où j’ai déjeuné. Je ne peux pas vous dire combien toute cette famille me plaît : il y règne un air de concorde et d’amitié qui fait plaisir et envie. Monsieur d’Havré, fier de deux filles charmantes, paraît si heureux, elles ont l’air si occupées de lui être agréables ! Ah, cher papa, ce tableau touchant m’a fait saigner le cœur ; je l’ai tout gros, tout gros, et j’aurais besoin de la petite histoire pour me consoler. J’avais refusé le déjeuner de mardi. Mais madame d’Havré était chargée par madame de Lorraine de l’arranger pour le jour qui me conviendrait, et il a fallu l’accepter pour mercredi. Comme je l’avais deviné, il est question de musique, et on m’a demandé si la présence de madame Cockburn me déplairait. Vous voyez quelle a été ma réponse, mais je ne sais comment m’en tirer sans remettre sur pied cette maudite rivalité qui m’a tant déplu ; je ne vois qu’un rhume qui puisse me sauver ; mais, alors, on dira que j’ai peur d’être battue et cela a bien aussi quelques inconvénients. Cependant, je crois que cela vaut mieux que de former, à Altona, un parti qui serait bientôt détruit faute de chef.