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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

sont sauvés du naufrage ; tout le reste, ainsi que l’équipage, a été perdu. On a retrouvé le corps d’une malheureuse femme hollandaise, mère de quatre petits enfants, qui, dans le moment du naufrage, les a pris dans ses bras de manière qu’elle les tenait encore quand la vague les a poussés sur le sable. Cela fait mal. — Monsieur de B. a vu débarquer des russes ce matin, et voici comment on y procède. On approche une chaloupe du bâtiment qui contient les malades et les blessés (car ce sont les seuls qu’on amène ici) : on y jette à la fois deux ou trois de ces malheureux du haut du bord ; quand le bateau est comble, on l’amène au pied de l’échelle, on met une corde autour de leurs corps et on les hisse le long des marches de l’escalier ; arrivés à la hauteur de la jetée, deux hommes les jettent un peu plus loin afin qu’ils ne gênent pas l’arrivée des autres. Il est vrai qu’en s’éloignant de cet affreux spectacle (car les malheureux, déchirés, par les marches de l’escalier, arrivaient tout en sang) M. de B. a entendu dire à un officier que la ville était pleine et qu’il fallait les rembarquer ou les laisser là ; quelle affreuse chose que la guerre ! Quand un russe meurt, on le met sur une planche de sapin et, s’il y a de ses camarades qui soient en état de creuser un trou, on le fourre dedans, sinon on le jette à la mer… J’ai vu, l’autre jour, un fils de sir C. Grey que des matelots portaient dans un hamac : ce malheureux jeune homme a les deux jambes cassées et il est depuis neuf semaines sur un transport ; on l’a traîné de porte en porte pendant plus d’une heure sans que personne eût pensé à lui procurer une chambre ou qu’aucun habitant voulût le recevoir voilà bien aussi des tribulations ! — Adieu, mes bons amis ; il ne me reste que la place de vous serrer tous trois contre mon cœur.