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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

Des groupes formidables insultaient le palais de temps en temps, mais on n’en avait pas encore forcé les grilles lorsqu’il le quitta, ainsi que je l’ai déjà dit. Ajoutons, en passant, qu’une partie du gouvernement provisoire s’étant installé, dès le lendemain, au Luxembourg, ce palais ne fut pas dévasté, le désir de piller le château de Neuilly ayant détourné pour cette première nuit le zèle des bandits.

Sous prétexte de faire promener les chevaux, j’essayai de faire sortir les miens attelés à un chariot, et j’y plaçai, en veste d’écurie, un valet de chambre dont j’étais sûre. Monsieur le chancelier avait passé la nuit à Châtenay, mais les renseignements qu’il y recevait le forçaient à s’éloigner. Mon homme le vit monter en voiture pour gagner Pontchartrain par Jouy, en évitant Versailles ; on le disait aussi en pleine révolte.

L’habitation de Pontchartrain est fort isolée, et je me sentis un peu soulagée de l’y savoir installé.

La journée se passa dans le plus grand émoi ; les rapports se contredisaient les uns les autres, mais toujours également sinistres. Je m’occupais sans cesse d’un moyen de parvenir à plus de sûreté pour le chancelier.

Les noms des personnes formant le gouvernement provisoire se trouvant connus, j’écrivis à monsieur Arago (il avait pris possession du ministère de la marine) pour lui demander de me procurer un passeport à cet effet, et j’envoyai mon billet par ce même valet de chambre qu’il connaissait très bien et qui, dix-huit ans avant, à l’instar de monsieur Arago, avait rempli des fonctions du même genre vis-à-vis du duc de Raguse.

Monsieur Arago le fit attendre longtemps dans une antichambre remplie de monde. En sortant de son cabinet, il passa près de lui, et, sans s’arrêter, sans le regarder, lui dit : « Louis, dites-lui qu’elle l’aura. » Et,