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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

Le ton y était si libre que ma mère m’a raconté que souvent elle en était embarrassée jusqu’à en pleurer. Dans les premières années de son mariage, elle s’y voyait en butte aux sarcasmes et aux plaisanteries de façon à s’y trouver souvent assez malheureuse, mais le patronage de l’archevêque était trop précieux au jeune couple pour ne le pas ménager. Un vieux grand vicaire, car il y en avait au milieu de tout ce joyeux monde, la voyant très triste un jour lui dit : « Madame la marquise, ne vous affligez pas, vous êtes bien jolie et c’est déjà un tort ; on vous le pardonnera pourtant. Mais, si vous voulez vivre tranquille ici, cachez mieux votre amour pour votre mari ; l’amour conjugal est le seul qu’on n’y tolère pas. »

Il est certain que tous les autres étaient fort libres de se déployer ; mais c’était cependant avec de certaines bienséances convenues dont personne n’était dupe, mais auxquelles on ne pouvait manquer sans se perdre, ainsi que cela s’appelait alors. Il y avait des protocoles établis, et il fallait être bien grande dame, ou s’être fait une position à part, par impudence ou par supériorité d’esprit, pour oser y manquer. Madame Dillon n’était pas dans ces catégories, et elle gardait dans le désordre de si bonnes manières que ma mère m’a souvent dit : « En arrivant à Hautefontaine, on était sûr qu’elle était la maîtresse du prince de Guéméné, et, lorsqu’on y avait passé six mois, on en doutait. »

En tout, dans cette société, les gestes étaient aussi chastes que les paroles l’étaient peu. Un homme qui aurait posé sa main sur le dos d’un fauteuil occupé par une femme aurait paru grossièrement insolent. Il fallait une très grande intimité pour se donner le bras à la promenade, et cela n’arrivait guère, même à la campagne. Jamais on ne donnait ni le bras ni la main pour aller dîner ; jamais un homme ne se serait assis sur le même