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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

Madame de Talleyrand, assise au fond de deux rangées de fauteuils, faisait les honneurs avec calme ; et les restes d’une grande beauté décoraient sa bêtise d’assez de dignité.

Je ne puis me refuser à raconter une histoire un peu leste, mais qui peint cette courtisane devenue si grande dame.

Mon oncle Édouard Dillon, connu dans sa jeunesse sous le nom de beau Dillon, avait eu, en grand nombre, les succès que ce titre pouvait promettre. Madame de Talleyrand, alors madame Grant, avait jeté les yeux sur lui. Mais, occupé ailleurs, il y avait fait peu d’attention. La rupture d’une liaison à laquelle il tenait le décida à s’éloigner de Paris pour entreprendre un voyage dans le Levant ; c’était un événement alors, et le projet seul ajoutait un intérêt de curiosité à ses autres avantages.

Madame Grant redoubla ses agaceries. Enfin, la veille de son départ, Édouard consentit à aller souper chez elle au sortir de l’Opéra. Ils trouvèrent un appartement charmant, un couvert mis pour deux, toutes les recherches du métier que faisait madame Grant. Elle avait les plus beaux cheveux du monde ; Édouard les admira. Elle lui assura qu’il n’en connaissait pas encore tout le mérite. Elle passa dans un cabinet de toilette et revint les cheveux détachés et tombant de façon à en être complètement voilée. Mais c’était Ève, avant qu’aucun tissu n’eût été inventé, et avec moins d’innocence, naked and not ashamed. Le souper s’acheva dans ce costume primitif. Édouard partit le lendemain pour l’Égypte. Ceci se passait en 1787.

En 1814, ce même Édouard, revenant d’émigration, se trouvait en voiture avec moi ; nous nous rendions chez la princesse de Talleyrand où je devais le présenter. « Il y a un contraste si plaisant, me dit-il, entre cette visite