Page:Mémoires de la comtesse de Boigne Tome I 1921.djvu/373

Cette page a été validée par deux contributeurs.
366
MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

de Humboldt et sir Charles Stewart déguisaient leurs exigences en phrases polies. Mais le fond de ces transactions roulait sur le droit du plus fort, ce qui est toujours un terrain très pénible pour le plus faible. Mon père s’en tira aussi bien que les circonstances le permettaient. Le Roi le vit plusieurs fois et lui témoigna sa satisfaction.

Lorsqu’il fut question de l’ambassade de Turin, cela n’alla pas tout droit. Ma mère était furieuse, moi très désolée, mon frère contrarié ; enfin mon père se décida à céder à nos vœux. Il alla chez le Roi et lui représenta qu’ayant refusé l’ambassade de Vienne il serait trop inconséquent d’accepter celle de Turin. Le Roi lui répondit que cela était bien différent, qu’il comprenait sa résistance pour Vienne mais que le roi de Sardaigne était son beau-frère ; et ce singulier argument parut concluant à mon père. Le Roi, qui tenait à le décider, lui ayant dit qu’il était disposé à lui accorder ce qui pouvait lui être agréable comme grâce et marque de contentement et de satisfaction, mon père inventa de lui demander l’entrée du cabinet, ce qui veut dire, la permission de lui faire sa cour les jours de réception dans une salle plutôt que dans une autre.

C’est nanti de ces deux résultats d’une longue conférence que mon père revint, très enchanté, nous dire qu’il n’avait pu résister plus longtemps aux ordres du Roi. Ce n’est que plus tard, et après qu’il eut accepté, que monsieur de Talleyrand prit des engagements pour Londres et le cordon bleu.

Je ne puis assez répéter que mon père est l’homme du sens le plus droit et de l’esprit le moins susceptible de petitesse que j’aie jamais rencontré, et pourtant il cédait là à des séductions qui n’auraient exercé aucune influence sur lui s’il avait eu vingt-cinq ans de moins. Quant à