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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

pas adopté les passions de l’émigration, il sentait tout le prix d’un royaliste dévoué, sage, connaissant et jugeant sainement l’état des esprits en France où il était revenu depuis dix ans. Il aurait fort voulu l’attacher à sa fortune, mais mon père, incapable d’entrer dans aucune cabale, était sincèrement rallié à monsieur de Talleyrand depuis sa conduite à l’entrée des Alliés, et reçut froidement les avances de monsieur de Blacas.

C’était pendant le temps de ces caresses ostensibles du favori que chaque jour on m’annonçait la nomination de mon père à quelque ministère ; je ne m’en inquiétais guère, persuadée qu’aucune place ne le ferait consentir à perdre sa liberté. Je ne puis dire l’étonnement que j’éprouvai lorsqu’un jour il vint nous dire qu’on lui proposait l’ambassade de Vienne et qu’il nous fit valoir beaucoup de raisons pour l’accepter. Cependant il nous trouva si récalcitrantes, ma mère et moi, qu’il se rabattit à nous dire que la seule ambassade qu’il ne refuserait pas était celle de Londres.

Du moment qu’il fut constaté pour moi qu’il y avait une place qu’il ne refuserait pas, je compris qu’il les accepterait toutes, que peut-être même il finirait par les solliciter. Je dis à ma mère que nous ne devions plus chercher à exercer une influence qui ne ferait que gêner mon père ; elle fut d’autant plus facile à persuader qu’elle-même n’avait pas de répugnance pour une grande ambassade.

Le cardinal Consalvi ne laissa pas d’exercer quelque influence sur la décision de mon père ; il avait une haute estime pour ses talents, sa probité, sa sagacité, et il désirait vivement lui voir prendre de l’influence. Leurs âges étaient semblables ; le cardinal n’admettait pas que ce fût celui où l’ambition se devait arrêter, et lui-même fournissait la preuve de l’utilité qu’une saine judiciaire