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L’EMPEREUR ALEXANDRE À COMPIÈGNE

À peine le dîner fini, l’Empereur se jeta dans sa voiture. Il y était seul avec Pozzo ; il garda longtemps le silence, puis parla d’autre chose puis enfin s’expliqua avec amertume sur cette étrange réception. Il n’avait été aucunement question d’affaires, et pas un mot de remerciement ou de confiance n’était sorti des lèvres du Roi ni de celles de Madame. Il n’avait pas même recueilli une phrase d’obligeance. Aussi, dès lors, les rapports d’affection auxquels il était disposé furent rompus.

L’Empereur fit et rendit des visites d’étiquette, intima des ordres par ses ministres ; mais toutes les marques d’amitié, toutes les formes d’intimité, furent exclusivement réservées pour la famille Bonaparte.

Cette conduite de l’empereur Alexandre n’a pas peu contribué à amener le retour de l’empereur Napoléon l’année suivante. Beaucoup de gens crurent, et les apparences y autorisaient, qu’Alexandre regrettait ses œuvres et s’était rattaché à la dynastie nouvelle. Il se plaisait à répéter sans cesse que toutes les familles royales de l’Europe avaient prodigué leur sang pour faire remonter celle des Bourbons sur trois trônes, sans qu’aucuns d’eux y eût risqué une égratignure.

Cette visite à Compiègne, sur les détails de laquelle je ne puis avoir aucune espèce de doute, prouve à quel point le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable. Certainement le roi Louis XVIII avait beaucoup d’esprit, un grand sens, peu de passion, point de timidité, grand plaisir à s’écouter parler et le don des mots heureux. Comment n’a-t-il pas senti tout ce qu’il pouvait tirer de ces avantages, dans sa position, vis-à-vis de l’Empereur ? Je ne me charge pas de l’expliquer. Quant à Madame, elle n’avait pas assez de distinction dans l’esprit pour comprendre que, dans cette circonstance, la réception la plus affectueuse était la plus digne.