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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

qui s’est élevée entre les diverses classes a rendu la noblesse hostile au sol où ses privilèges sont méconnus, et je crains qu’elle ne soit plus en sympathie avec un noble étranger qu’avec un bourgeois français. Des intérêts communs froissés ont établi des affinités entre les classes et brisé les nationalités.

Ce vendredi, jour de l’Opéra, nous étions à dîner, la porte de la salle à manger s’ouvrit avec fracas et un général russe s’y précipita en valsant tout autour de la table et chantant :

« Ah ! mes amis, mes bons amis, mes chers amis. »

Notre première pensée à tous fut qu’il était fou, puis mon frère s’écria :

« Ah ! c’est Pozzo. »

C’était lui, en effet. Les communications étaient tellement difficiles, sous le régime impérial, que, malgré l’intimité qui existait entre nous, nous ignorions même qu’il fut au service de la Russie. Lui n’avait su où nous trouver que peu d’instants avant celui où il arrivait avec tant d’empressement. Il nous accompagna à l’Opéra et, depuis ce temps, je n’ai guère été un jour sans le voir, au moins une fois. Il a été un des moyens par lesquels j’ai été initiée dans les affaires, non que je m’en mêlasse, mais il trouvait en moi sûreté, intérêt, discrétion, et il se plaisait à sfoggursi, comme il disait, auprès de moi. Je m’y prêtais d’autant plus volontiers que j’ai toujours aimé à faire de la politique en amateur.

Je trouve que, lorsqu’on n’est pas assez heureusement organisé pour s’occuper exclusivement et religieusement du sort futur qui doit nous être éternel, ce qu’il y a de plus digne d’intérêt pour un esprit sérieux c’est l’état actuel des nations sur la terre.

Mes relations russes m’avaient appris qu’en sortant, le 4, du Théâtre-Français, où il avait applaudi l’inaugu-