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CRAINTES DES ALLIÉS

à établir que c’était ses affaires et non les nôtres qu’on avait fini par le prendre au mot. Et, quoi qu’on en ait pu penser et dire depuis quelques années, en 1814, tout le monde, sans en excepter son armée et les fonctionnaires publics, était tellement fatigué qu’on n’aspirait qu’à se voir soulager d’une activité qui avait cessé d’être dirigée par une volonté sage et raisonnée. La toute-puissance l’avait enivré et aveuglé ; peut-être n’est-il pas donné à un homme d’en supporter le poids.

Le duc de Raguse m’a une fois expliqué ses relations avec l’Empereur en une phrase qui est en quelque sorte applicable à la nation entière :

« Quand il disait : Tout pour la France, je servais avec enthousiasme ; quand il a dit : la France et moi, j’ai servi avec zèle ; quand il a dit : Moi et la France, j’ai servi avec obéissance ; mais quand il a dit : Moi sans la France, j’ai senti la nécessité de me séparer de lui. »

Eh bien ! la France, en était là ; elle ne trouvait plus qu’il représentât ses intérêts ; et, comme tous les peuples, encore plus que les individus, sont ingrats, elle oubliait les immenses bienfaits dont elle lui était redevable et l’accablait de ses reproches. À son tour, la postérité oubliera les aberrations de ce sublime génie et ses petitesses. Elle poétisera le séjour de Fontainebleau ; elle négligera de le montrer, après ses adieux si héroïques aux aigles de ses vieux bataillons, discutant avec la plus vive insistance pour obtenir quelque mobilier de plus à emporter dans son exil, et elle aura raison. Quand une figure comme celle de Bonaparte surgit dans les siècles, il ne faut pas conserver les petites obscurités qui pourraient ternir quelques-uns de ses rayons ; mais il faut bien expliquer comment les contemporains, tout en étant éblouis, avaient cessé de trouver ces rayons vivifiants et n’en éprouvaient plus qu’un sentiment de souffrance.