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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

occupés qu’à nous combler de prévenances et de grâces et à relever notre situation à nos propres yeux ; ils n’avaient que des paroles d’éloges et d’admiration pour notre brave armée. Il ne leur est pas échappé un propos qui pût blesser ou offenser un français, de quelque parti qu’il fût. Telle était la volonté de leur maître ; elle a été scrupuleusement suivie et sans qu’il parût leur coûter.

C’était toujours avec un ton de déférence qu’ils parlaient de la France. Peut-être était-ce la meilleure manière de rehausser leurs succès ; mais il y avait de la grandeur à concevoir cette idée. Elle ne pouvait entrer que dans une âme généreuse. Celle de l’empereur Alexandre l’était beaucoup à cette époque. Il n’avait pas encore atteint l’âge ou l’exercice du pouvoir absolu et une maladie héréditaire qui se développe gâte l’heureux naturel des souverains de la Russie et les rend le fléau du monde.

À ce commencement du printemps de 1814, il faisait un temps magnifique ; tout Paris était dehors. Il n’y a dans cette ville ni bataille, ni occupation, ni émeute, ni trouble d’aucun genre qui puisse exercer d’influence sur la toilette des femmes. Le mardi, elles se promenaient empanachées sur les boulevards, au milieu des blessés, et affrontant les obus. Le mercredi, elles étaient venues voir défiler l’armée alliée. Le jeudi, elles portaient leurs élégants costumes au bivouac des cosaques dans les Champs-Élysées.

C’était un singulier spectacle pour les yeux et pour les esprits que ces habitants du Don suivant paisiblement leurs habitudes et leurs mœurs au milieu de Paris. Ils n’avaient ni tentes, ni abri d’aucune espèce ; trois ou quatre chevaux étaient attachés à chaque arbre et leurs cavaliers assis près d’eux, à terre, causaient ensemble d’une voix très douce en accents harmonieux. La plupart cousaient : ils raccommodaient leurs hardes, en taillaient