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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

puissant qu’il est, il ne l’est pas assez pour choisir. Car, s’il hésitait, la France, qui attend ce salaire des chagrins et des humiliations qu’elle dévore en ce moment, se soulèverait en masse contre l’invasion, et Votre Majesté Impériale n’ignore pas que les plus belles armées se fondent devant la colère des peuples.

— Hé bien ! reprit l’Empereur, voyons donc ce qu’il y a à faire pour atteindre votre but ; mais je ne veux rien imposer, je ne puis que céder aux vœux exprimés du pays.

— Sans doute, Sire ; il ne faut que les mettre dans la possibilité de se faire entendre. »

Ce dialogue me fut rapporté, le lendemain même, par un des assistants au conseil.

Le comte de Nesselrode vint le soir ; je laisse à penser s’il fut bien accueilli. Nous avions si souvent fait de l’antibonapartisme, je ne dirai pas avec, il est trop diplomate, mais devant lui, qu’il n’avait pas besoin de s’informer de nos dispositions du moment.

Je ne puis me refuser à rappeler une petite malice qui m’a amusée dans le temps, et surtout depuis 1830, où monsieur de Vérac s’est trouvé légitimiste tellement inébranlable. Pour atteindre à cette immutabilité, il avait commencé par être chambellan de Napoléon et des plus empressés. Ayant appris que des officiers russes dînaient chez moi, il y vint le soir afin de leur demander un laissez-passer pour aller, au camp des Alliés, voir monsieur de Langeron, son parent et son ami. Pendant que ces messieurs causaient, il s’approcha de moi et me dit tout bas, et d’un ton de voix émue :

« Et l’Empereur ? a-t-on de ses nouvelles ? Que fait-il ? Sait-on où il est ? »

Je le compris très bien, mais j’affectai de me tromper, et je lui répondis également tout bas :

« Il loge chez monsieur de Talleyrand ».