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MONSIEUR DE CHATEAUBRIAND

piédestal d’où il puisse dominer sur son siècle. Cette place était difficile à prendre à côté de Napoléon, mais il y a incessamment travaillé. Ses mémoires révéleront au monde à quel point, avec quelle persévérance et quel espoir de succès. Il y a réussi en ce sens qu’il s’est toujours fait une petite atmosphère à part dont il a été le soleil. Dès qu’il en sort, il est saisi de l’air extérieur d’une façon si pénible qu’il devient d’une maussaderie insupportable ; mais, tant qu’il y reste plongé, on ne saurait être meilleur, plus aimable et distribuer ses rayons avec plus de grâce. J’ai un véritable goût pour le Chateaubriand de cette situation, l’autre est odieux.

S’il s’était borné à être auteur, ainsi que sa nature si éminemment artiste l’y poussait, à part quelques amertumes nées des critiques de ses ouvrages, on n’aurait connu de lui que ses bonnes et aimables tendances. Mais l’ambition d’être un homme d’État l’a entraîné dans d’autres régions où ses prétentions mal accueillies ont développé en lui une foule de mauvaises passions et jeté sur son style des flots de bile qui rendront la plupart de ses écrits inlisibles lorsque le temps lui aura préparé des lecteurs impartiaux.

Monsieur de Chateaubriand a éminemment le tact des dispositions du moment. Il devine l’instinct du public et le caresse si bien qu’écrivain de parti il a pourtant réussi à être populaire. Il lui est fort égal pour cela de changer du tout au tout, d’encenser ce qu’il a honni, de honnir ce qu’il a encensé. Il a deux ou trois principes qu’il habille selon les circonstances, de façon à les rendre presque méconnaissables, mais avec lesquels il se tire de toutes les difficultés et prétend être toujours profondément conséquent. Cela lui est d’autant plus facile que son esprit, qui va jusqu’au génie, n’est gêné par aucune de ces considérations morales qui pourraient arrêter. Il n’a