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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

jeter madame de Broglie dans le méthodisme où elle est tombée.

Quant à monsieur Rocca, après avoir suivi madame de Staël partout, dans la situation la plus gauche et que son dévouement passionné pouvait seul lui faire tolérer, car elle en était ennuyée et embarrassée quoiqu’elle fût touchée de son sentiment, il a fini par mourir de douleur six mois après l’avoir perdue, justifiant ainsi la faiblesse dont il avait été l’objet par l’excès de sa passion.

Au reste, c’était ainsi que madame de Staël l’expliquait. Elle était d’autant plus charmée d’inspirer un grand sentiment à l’âge qu’elle avait atteint que sa laideur lui avait toujours été une cause de vif chagrin. Elle avait pour cette faiblesse un singulier ménagement ; jamais elle n’a dit qu’une femme était laide ou jolie. Elle était selon elle, privée ou douée d’avantages extérieurs. C’était la locution qu’elle avait adoptée, et on ne pouvait dire, devant elle, qu’une personne était laide sans lui causer une impression désagréable.

Je me suis laissée aller à conter longuement les rapports que j’ai eus avec madame de Staël. Je ne sais s’ils la feront mieux connaître, mais ils m’ont rappelé des souvenirs qui me sont précieux. Il est impossible de l’avoir rencontrée et d’oublier le charme de sa société. Elle était, à mon sens, bien plus remarquable dans ses discours que dans ses écrits. On se tromperait fort si on croyait qu’ils eussent rien de pédantesque ou d’apprêté. Elle parlait chiffon avec autant d’intérêt que constitution et si, comme on le dit, elle avait fait un art de la conversation, elle en avait atteint la perfection, car le naturel semblait seul y dominer.

Elle s’occupait suffisamment de ses affaires pécuniaires pour ne pas les laisser souffrir. Avec les apparences d’un