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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

à la ville de Genève le spectacle de scènes déplorables par une passion qu’elle s’était crue pour un bel américain, monsieur O’Brien, elle s’était renfermée à Coppet où elle était dans la douleur de son départ.

Un jeune sous-lieutenant, neveu de son médecin Bouttigny, revint très blessé d’Espagne. On désira lui faire prendre l’air de la campagne ; madame de Staël dit à Bouttigny d’envoyer le petit Rocca chez elle. Il avait été à l’école avec ses fils ; elle le reçut avec bonté. Il était d’une figure charmante ; elle lui fit raconter l’Espagne et toutes les horreurs de ce pays ; il y mit la naïveté d’une âme honnête. Elle l’admira, le vanta ; le jeune homme, ivre d’amour-propre, s’enthousiasma pour elle ; car il est très vrai que la passion a été toute entière de son côté. Madame de Staël n’a éprouvé que la reconnaissance d’une femme de quarante-cinq ans qui se voit adorée par un homme de vingt-deux. Monsieur Rocca se mit à lui faire des scènes publiques de jalousie, et cela compléta son triomphe. Lorsque je la trouvai à Genève, monsieur Rocca était en plein succès et, il faut bien l’avouer, complètement ridicule. Elle en était souvent embarrassée.

Madame de Staël, qui ne prenait rien froidement, avait un goût extrême à me faire chanter ; probablement elle avait grondé monsieur Rocca du peu de plaisir qu’il témoignait à m’entendre. Un soir, qu’après avoir chanté, j’étais debout derrière le piano à causer avec quelques personnes, monsieur Rocca, qui se servait encore d’une béquille, traversa le salon et, par-dessus le piano, me dit très haut et de son ton traînant et nasillard :

« Madâame, madâame, je n’entendais pas ; madâame de Boigne, votre voix, elle va à l’âame. »

Et puis de se retourner et de repartir en béquillant.