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COPPET

muser dans le parti qu’elle tirait de chacun. Elle a dit quelque part que la supériorité s’exerçait bien mieux par l’approbation que par la critique, et elle mettait cette maxime en action. Il n’y avait si sot dont elle ne parvînt à tirer quelque parti (du moins en passant), pourvu qu’on eut un peu d’usage du monde, car elle tenait éminemment aux formes. Elle accablait les provinciaux et surtout les génevois de la plus dédaigneuse indifférence ; elle ne se donnait pas la peine d’être impertinente, mais les tenait pour non-avenus.

Je me suis trouvée dans une grande assemblée à Genève où elle était attendue ; tout le monde était réuni à sept heures. Elle arriva à dix heures et demie avec son escorte accoutumée, s’arrêta à la porte, ne parla qu’à moi et aux personnes qu’elle avait amenées de Coppet, et repartit sans être seulement entrée dans le salon. Aussi était-elle détestée par les génevois, qui pourtant étaient presque aussi fiers d’elle que de leur lac. Être reçu chez madame de Staël faisait titre de distinction à Genève.

La vie de Coppet était étrange. Elle paraissait aussi oisive que décousue ; rien n’y était réglé ; personne ne savait où on devait se trouver, se tenir, se réunir. Il n’y avait de lieu attribué spécialement à aucune heure de la journée. Toutes les chambres des uns et des autres étaient ouvertes.

Là où la conversation prenait, on plantait ses tentes et on y restait des heures, des journées, sans qu’aucune des habitudes ordinaires de la vie intervînt pour l’interrompre. Causer semblait la première affaire de chacun. Cependant, presque toutes les personnes composant cette société avaient des occupations sérieuses, et le grand nombre d’ouvrages sortis de leurs plumes le prouve. Madame de Staël travaillait beaucoup, mais lorsqu’elle