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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

la route directe. Elle avait eu quelque velléité d’une course à Milan.

Nous montâmes, pour retourner à Aix, dans la berline de madame de Staël, elle, madame Récamier, Benjamin Constant, Adrien de Montmorency, Albertine de Staël et moi. Il survint un orage épouvantable : la nuit était noire, les postillons perdaient leur chemin ; nous fûmes cinq heures à faire la route au lieu d’une heure et demie. Lorsque nous arrivâmes, nous trouvâmes tout le monde dans l’inquiétude ; une partie de notre bande, revenue dans ma calèche, était arrivée depuis trois heures. Nous fûmes confondus et de l’heure qu’il était et de l’émoi que nous causions ; personne dans la berline n’y avait songé. La conversation avait commencé, il m’en souvient, dans l’avenue de Buissonrond, sur les lettres de mademoiselle de l’Espinasse, qui venaient de paraître, et l’enchanteresse, assistée de Benjamin Constant, nous avait tenus si complètement sous le charme que nous n’avions pas eu une pensée à donner aux circonstances extérieures.

Le surlendemain, elle partit de grand matin pour Coppet dans un état de désolation et de prostration de force qui aurait pu être l’apanage de la femme la plus médiocre.

J’ai été bien souvent depuis à Coppet ; je m’y plaisais extrêmement, d’autant plus que j’y étais fort gâtée. Madame de Staël me savait un gré infini d’affronter les dangers de son exil, et s’amusait à me faire babiller sur la société de Paris où elle était toujours de cœur.

Elle avait si prodigieusement d’esprit que le trop-plein en débordait au service des autres ; et si, après avoir causé avec elle, on sortait dans l’admiration pour elle, ce n’était pas aussi sans être assez content de soi-même. On sentait qu’on avait paru dans toute sa valeur ; il y avait de la bienveillance aussi bien que du désir de s’a-