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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

pagnie ; elle excellait dans le talent des femmes du Nord d’allier une vie très désordonnée avec des formes nobles et décentes. Toutes les filles de la duchesse de Courlande sont éminemment grandes dames.

À la fin de ce carnaval, je fus invitée avec toute la terre à un grand bal chez madame Récamier, alors à l’apogée de sa beauté et de sa fortune. La société y était composée des illustrations du nouvel empire, Murat, Eugène Beauharnais, les maréchaux, etc., d’un grand nombre de personnes de l’ancienne noblesse, d’émigrés rentrés, des sommités de la finance et de beaucoup d’étrangers. J’y fus témoin d’un fait singulier dans un monde aussi mêlé. L’orchestre joua une valse ; de nombreux couples la commencèrent ; monsieur de Caulaincourt s’y joignit avec mademoiselle Charlot, la beauté du jour. À l’instant même, tous les autres valseurs quittèrent la place et ils restèrent seuls. Mademoiselle Charlot se trouva mal, ou en fit le semblant, ce qui interrompit cette malencontreuse danse. Monsieur de Caulaincourt était pâle comme la mort. On peut juger par là à quel point le meurtre de monsieur le duc d’Enghien était encore vif dans les esprits et combien les calomnies (et c’en était je crois) étaient généralement accueillies contre monsieur de Caulaincourt.

On me raconta (mais ce n’est qu’un ouï-dire) que, lorsque l’Empereur forma sa maison, monsieur de Caulaincourt, sortant du cabinet, annonça à ses camarades du salon de service qu’il venait d’être nommé grand écuyer. On s’empressa de lui faire compliment ; Lauriston seul se taisait.

« Tu ne me dis rien, Lauriston ?

— Non.

— Est-ce que tu ne trouves pas la place assez belle ?

— Pas pour ce qu’elle coûte.