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SCÈNE PÉNIBLE

elle lui est complètement acquise ; le prince Charles est fort au delà d’un mauvais sujet.

Je rencontrais souvent chez la princesse de Guéméné la princesse Charles avec ses filles. L’aînée était affreusement laide et commune, mais la meilleure personne du monde ; elle souffrait horriblement des embarras où sa mère se mettait et qu’elle dissimulait le plus possible à la princesse de Guéméné. Je me rappelle une petite circonstance à laquelle je ne pense jamais sans éprouver une sorte de frisson.

J’avais eu du monde chez moi. Le lendemain matin, je m’habillais pour sortir ; un de mes gens me dit qu’une femme demandait à me parler : « C’est bon, je la verrai en sortant » ; une demi-heure se passe. En traversant l’antichambre pour monter en voiture, je vois assise sur une banquette, avec de gros souliers tout crottés et une espèce de servante à côté d’elle, la princesse Herminie de Rohan. Je tombai à la renverse ; je l’entraînai dans ma chambre et me confondis en excuses. Hélas ! elle était plus confuse que moi : elle était pâle et tremblante, sa main froide serrait convulsivement la mienne. Elle me raconta que sa mère avait joué la veille chez moi, que, n’ayant pas d’argent, elle avait emprunté cinq louis à mes gens, que le désir de les rendre tout de suite lui en avait fait hasarder cinq autres qu’elle avait dû leur demander aussi. Bref, elle leur devait vingt louis dont elle me priait d’être caution, aimant mieux me les devoir qu’à des valets. N’osant pas me faire ce récit, elle en avait chargé la pauvre Herminie qui en était dans un état digne de pitié. On peut croire que la mienne ne lui manqua pas ; je la consolai de mon mieux, en ayant l’air de penser que cette petite somme me serait promptement remboursée ; et, en parlant bien vite d’autre chose, je l’emmenai avec moi faire une visite à sa grand’mère ; en