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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

Il me posa une règle de conduite, sur ce que je ne devais point faire, point dire à Paris, toujours pour ne pas me compromettre, qui avait fini par me mettre la terreur dans le cœur, après avoir commencé par me donner envie de rire, d’autant que ses préceptes étaient appuyés d’exemples les plus alarmants :

« Mais ce pays est donc tout à fait inhabitable, ne pus-je m’empêcher de m’écrier ?

— Chut, chut, voilà une affreuse imprudence. »

Il retourna examiner les portes, mais ne voulut plus s’exposer à pareille incartade. Il prit congé de moi en me disant qu’il était plus prudent de ne pas me revoir, que d’Herbouville l’avait engagé à dîner mais qu’il ne voulait pas courir le risque de se laisser aller à me faire quelque question imprudente. Il n’y avait pas grand danger, c’était plutôt mes paroles que les siennes qu’il avait à craindre ; toujours est-il qu’il me laissa fort troublée. On n’échappe pas à son sort. Quelques années plus tard, monsieur Malouet, devenu conseiller d’État, se trouva, malgré ses prudentes précautions, compromis par ses relations avec le baron Louis et fut exilé par l’Empereur.

Je trouvai, chez monsieur d’Herbouville, sa famille et quelques commensaux. Ils étaient de beaucoup meilleure composition que je ne m’y attendais d’après les discours de monsieur Malouet. Il avait pourtant réussi à me mettre mal à mon aise ; je craignais un peu pour moi et beaucoup pour les autres à qui ma présence pouvait être si dangereuse. Cependant, je dois dire que même monsieur Malouet et surtout les d’Herbouville avaient trouvé le moyen de parler en termes de regret, de douleur, de réprobation de cette mort de monsieur le duc d’Enghien, si bien oubliée par l’émigration. Partout, dans toutes les classes et principalement parmi les gens attachés au