Page:Mémoires de la comtesse de Boigne Tome I 1921.djvu/186

Cette page a été validée par deux contributeurs.
179
UN MOT DU COMTE DE VAUDREUIL

quelques années. Depuis, il les avait confiés à son frère Franck Dillon, son lieutenant-colonel. Il avait épousé une créole de la Martinique dont la fortune, considérable alors, lui permettait d’avoir une assez bonne maison à Londres. Monsieur le comte d’Artois y dînait quelquefois, et les autres princes très fréquemment.

Je m’y suis trouvée un jour, en 1804, avec assez de monde dont le comte de Vaudreuil faisait partie ; Bonaparte venait de se déclarer empereur, trompant ainsi les espérances que les émigrés avaient voulu se forger de ses projets bourbonnistes. Chacun devisait de toutes les chances qu’il perdait par cette imprudence. Les uns pensaient qu’il aurait pu être maréchal de France, d’autres, chevalier des ordres, quelques-uns allaient même jusqu’à dire connétable ! Enfin, monsieur de Vaudreuil, se levant et se tournant le dos à la cheminée, en retroussant les basques de son habit, nous dit d’un ton doctoral :

« Savez-vous ce que tout cela me prouve ? c’est que, malgré la réputation que nous travaillions à faire à ce Bonaparte, c’est au fond un gredin très maladroit ! »

Je me dispense des commentaires.

À la paix d’Amiens, monsieur de Boigne était allé en France et me pressait de l’y rejoindre. En outre que je ne m’en souciais guère, je croyais avoir de bonnes raisons pour me tenir éloignée d’un pays destiné à de nouvelles catastrophes. Nous savions qu’on y préparait un bouleversement et que Pichegru était à la tête de cette intrigue. Ce n’est pas de sa part que venaient les indiscrétions ; il se conduisait avec prudence et adresse. Il vivait presque seul, faisant souvent de courtes absences pour donner le change, et, lorsque les oisifs commençaient à s’en occuper, il reparaissait tout à coup ayant fait une course toute simple et qui dénotait le mieux un homme inoccupé.