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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

le souper, le rendez-vous fut pris pour le lendemain assez tard, parce qu’il ne se dérangeait pas volontiers le matin. L’antagoniste arriva chez lui à l’heure indiquée. Sa toilette n’était pas finie ; il lui en fit des excuses, l’acheva avec tout le soin et les petites recherches imaginables. Tout en y travaillant, il lui dit :

« Monsieur, si vous n’avez pas affaire d’un autre côté, je préférerais que nous allassions au bois de Vincennes. Je dîne à Saint-Maur, et je vois que je n’aurai guère que le temps d’arriver.

— Comment, monsieur, vous comptez…

— Indubitablement, monsieur, je compte dîner à Saint-Maur après vous avoir tué, je l’ai promis hier à madame de… »

Cet aplomb de fatuité imposa peut-être au pauvre homme, tant il y a qu’il reçut un bon coup d’épée et que mon oncle alla dîner à Saint-Maur où l’on n’apprit que le lendemain, et par d’autres, le duel et le colloque. On ne peut se dissimuler que ce genre d’impertinence n’ait assez de grâce.

À l’époque dont je parle, 1803, Édouard avait dépouillé depuis longtemps toutes les prétentions du jeune homme et il était devenu tout à fait naturel et bon garçon. Une anglaise lui ayant demandé ce qu’était devenu le beau Dillon, il répondit avec un sérieux extrême :

« Il a été guillotiné. »

Il avait suffisamment d’esprit naturel et infiniment de savoir-vivre. Je n’ai jamais vu avoir de meilleures et de plus grandes manières. Il avait été attaché à monsieur le comte d’Artois comme gentilhomme de la Chambre depuis la première formation de sa maison, et restait dans une assez grande intimité, quoiqu’il ne fût pas son commensal. Le régiment de la brigade irlandaise qu’il avait commandé avait réclamé tous ses soins pendant