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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

ouvrages, de ceux qui avaient fait le plus d’effet à leur apparition. Bref, il nous récita un chant tout entier de la Pucelle, poème dont il avait orné sa mémoire épiscopale. Voilà comment les hommes savent regretter les personnes qui leur ont consacré leur vie tout entière. Cela s’appelle alternativement de la force d’âme ou de la résignation, suivant les circonstances.

Vers cette époque, j’étais un jour chez madame du Dresnay. Monsieur de Damas (connu sous le nom de Damas jaune), attaché à monsieur le prince de Condé, y fit une diatribe de la dernière violence sur les émigrés qui rentraient en France. Madame du Dresnay, qui pourtant n’est revenue qu’en 1814 mais qui avait trop d’esprit pour approuver ces impertinences, lui dit fort sèchement :

« Monsieur de Damas, quand on est comme vous élégamment vêtu, qu’on a un cabriolet qui vous attend à ma porte, qu’on est logé, nourri, soigné comme vous à Wanstead, on n’a pas le droit de crier tolle contre des pauvres gens qui vont chercher ailleurs le pain dont ils manquent ici.

— Mais, madame, c’est bien leur faute. Ne savez-vous pas ce que le Roi a fait pour eux ?

— Non, en vérité.

— Mais, madame, il leur a permis de travailler sans déroger. »

Je l’ai entendu de mes oreilles, entendu.

J’ai oublié de dire qu’avant mon mariage, je voyais beaucoup Pozzo, chez mes parents. Depuis, la vaste jalousie de monsieur de Boigne, qui embrassait la nature entière, y compris mon père et mon chien, m’avait séquestrée de toutes relations sociales, et je n’avais vu le monde que comme une lanterne magique. D’ailleurs, Pozzo avait fait un long séjour à Vienne où il avait