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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

paquets, n’en criaient que plus fort contre les déserteurs de la veille et tout ce qui se passait en France. Dans cette disposition, toute idée, toute démarche, toute parole raisonnable, soulevaient des tempêtes.

Les évêques démissionnaires avaient originairement eu le projet, après avoir obéi au Pape, de s’en tenir là et de ne point rentrer en France. Mais on leur rendit la vie si dure qu’ils ne purent y tenir, et cette position donna grande force aux arguments d’une lettre par laquelle monsieur Portalis les engageait à venir au secours de l’Église. Après la première fureur occasionnée par leur départ, les passions se calmèrent, et les treize, n’étant plus une majorité puisque la minorité avait quitté la place, devinrent moins violents. L’archevêque de Narbonne et madame de Rothe reprirent leurs habitudes de confiance intime avec mon père. Il leur était fort attaché.

Je ne puis m’empêcher de raconter la mort de madame de Rothe. Elle était au dernier degré d’une longue et douloureuse maladie dont une complète dissolution du sang était la suite. Elle avait toujours caché ses souffrances à l’archevêque pour ne pas l’inquiéter, et constamment fait les honneurs de son salon pour qu’il ne ressentît aucun changement autour de lui, aucun ennui. Le dernier jour de sa vie, elle dit à mon père de venir dîner avec eux. Leurs commensaux ordinaires, des évêques, devaient aller à Wanstead chez monsieur le prince de Condé, et elle n’avait pas la force de parler longtemps assez haut pour être entendue par l’archevêque, devenu très sourd. On servit des huîtres ; elle les aimait. L’archevêque insista pour qu’elle en mangeât ; elle eut la complaisance d’en essayer une, puis elle dit à mi-voix à mon père qu’elle tutoyait :

« D’Osmond, empêche-le de beaucoup manger. Je crains que son dîner ne soit troublé. »