Page:Mémoires de la comtesse de Boigne Tome I 1921.djvu/163

Cette page a été validée par deux contributeurs.
156
MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

On ne pensait plus à la première lady Exeter. Sa vie avait été un singulier roman.

Le dernier lord Exeter avait pour héritier son neveu, monsieur Cecil, qui, après la vie la plus mondaine, se trouvait, à trente ans, blasé sur tout. Il avait une belle figure, de l’esprit, des talents, mais il s’ennuyait. Son oncle le pressait vainement de se marier. Il avait trop vu le monde, il avait été joué par trop de femmes, trompé trop de maris pour vouloir augmenter le nombre des dupes ; bref, il s’était fait excentrique. C’était alors l’état des hommes à la mode usés et blasés, et l’origine première des dandys.

Dans cette disposition, il était parti un matin tout seul de Burleigh Hall, avec un chien, un crayon et un album pour toute escorte, allant faire la tournée pittoresque du pays de Galles. Son voyage se trouva abrégé. Arrivé dans un village à une trentaine de milles de Burleigh, il fut retenu par les charmes d’une jeune paysanne, fille d’un petit fermier de l’endroit. Elle était belle et sage. La femme du pasteur l’avait prise en affection et avait soigné son éducation. Elle était l’ornement du village qui s’en faisait honneur. L’éloge de Sarah Hoggins était dans toutes les bouches.

La tête de monsieur Cecil se monta. Son cœur fut touché par cette beauté villageoise ; il voulut lui plaire. Il se dit peintre mais ajouta qu’ayant quelques petits capitaux, il s’établirait volontiers comme fermier, si elle consentait à devenir sa compagne. Il acheta une ferme aux environs et se maria sous son véritable nom de Cecil.

Dix années s’écoulèrent. Madame Cecil s’occupait du faire-valoir. Sous prétexte de vendre ses croquis et de recevoir des commandes, monsieur Cecil faisait de fréquentes absences. Il rapportait toujours quelque peu d’argent qui servait à augmenter le bien-être de ma-