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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

sens. Je m’accoutumai dès lors à n’être de l’avis de personne et inventai le juste milieu à mon usage.

Je me rappelle avoir entendu soutenir à Munich qu’il ne fallait consentir à rentrer en France qu’avec la condition que l’on rétablirait les châteaux, même les mobiliers, tels qu’ils étaient lorsqu’on les avait quittés. Quant à la restitution des biens, des droits, de toutes les prétentions, cela ne souffrait pas un doute. Peut-être ces vœux remplis auraient-ils encore donné des désappointements, car les émigrés s’étaient tellement accoutumés à répéter qu’ils avaient perdu cent mille livres de rente qu’ils avaient fini par se le persuader à eux-mêmes. Il n’y avait pas de mauvaise gentilhommière qui ne se représentât à leurs regrets comme un château.

Je traversai le Tyrol qui me parut, selon l’expression du prince de Ligne, le plus beau corridor de l’Europe. Nous fîmes une pointe jusqu’à Vérone, pour voir des sœurs de monsieur de Boigne dont il m’avait célé l’existence jusque-là, et nous revînmes à Londres où j’eus le bonheur de retrouver mon père et ma mère dont ce voyage m’avait éloignée.

Si je ne m’étais promis de ne plus entrer dans ces détails, j’aurais un long récit à faire de tout ce que les mauvaises façons de monsieur de Boigne me firent souffrir. C’est à dessein que je me sers du mot façons, car c’était plus de la forme que du fond de ses procédés que j’avais à me plaindre. Mais il faut y avoir passé pour savoir combien ces maussaderies, dont chacune séparément ne pèse pas un fétu, peuvent rendre la vie insoutenable.

Mes tracasseries d’intérieur ne m’absorbaient pas tellement qu’il ne me restât des larmes pour le triste sort de ma meilleure amie. Chère Mary, ton historien n’a pas besoin d’habileté ; il suffit d’être véridique et je le serai !