Page:Mémoires de la comtesse de Boigne Tome I 1921.djvu/145

Cette page a été validée par deux contributeurs.
138
MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

cela est rare. Sappio en amenait souvent chez ma mère ; ils prirent l’habitude d’y venir de préférence le dimanche matin, et cela finit par composer une espèce de concert improvisé d’artistes et d’amateurs. Les assistants s’y multiplièrent, la mode s’en mêla et, au bout de quelques semaines, ma mère eut toute la peine du monde à écarter la foule de chez elle.

Un monsieur Johnson, que nous voyions quelquefois, lui demanda la permission de lui amener un nouveau débarqué de l’Inde ; il connaissait encore peu de monde et désirait se mettre en bonne compagnie. Il vint, il s’en alla sans que nous y fissions grande attention.

Plusieurs semaines se passèrent. Il revint faire une visite, dit qu’une entorse l’avait empêché de se présenter plus tôt et pressa tellement ma mère de venir dîner chez lui le lendemain qu’après avoir fait une multitude d’objections elle y consentit. Il n’y avait que la famille O’Connell et la mienne. Notre hôte pria monsieur O’Connell de venir le voir de bonne heure le jour suivant et le chargea de me demander en mariage.

J’avais seize ans. Je n’avais jamais reçu le plus léger hommage, du moins je ne m’en étais pas aperçue. Je n’avais qu’une passion dans le cœur, c’était l’amour filial. Ma mère se désolait dans la crainte de voir s’épuiser les ressources précaires qui soutenaient notre existence. La reine de Naples, chassée de ses États, lui mandait qu’elle ne savait pas si elle pourrait continuer la pension qu’elle lui faisait. Ses lamentations me touchaient encore moins que le silence de mon père et les insomnies gravées sur son visage.

J’étais sous ces impressions lorsque monsieur O’Connell arriva chargé de me proposer la main d’un homme qui annonçait vingt mille louis de rente, offrait trois mille louis de douaire et insinuait que, n’ayant pas un parent,