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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

jolie, mais ce ne fut que quelques temps après mon arrivée à Londres et très vaguement. Les exclamations des dernières classes du peuple, dans la rue, m’avertirent les premières : « Vous êtes trop jolie pour attendre », me disait un charretier en rangeant ses chevaux. – « Vous ne serez jamais comme cette jolie dame si vous pleurez », assurait une marchande de pommes à sa petite fille. – « Que Dieu bénisse votre joli visage, il repose à voir », s’écriait un portefaix, en passant à côté de moi, etc.

Au reste, il est exactement vrai que ces hommages, comme tous les autres, ne m’ont frappée que lorsqu’ils m’ont manqué. Je ne sais si toutes les femmes sentent de même, mais je n’en ai tenu compte qu’à mesure qu’ils échappaient. Les premiers qui fuient sont les admirations des passants, puis ceux qu’on entend en traversant les antichambres, puis ceux qu’on recueille dans les lieux publics. Quant aux hommages de salon, pour peu qu’on ait un peu d’élégance, on vit assez longtemps sur sa réputation.

Pour en revenir à ma jeunesse, j’étais d’une si excessive timidité que je rougissais toutes les fois qu’on m’adressait la parole ou qu’on me regardait. On ne plaint pas assez cette disposition. C’est une vrai souffrance, et je la poussai à un tel point que souvent les larmes me suffoquaient, sans qu’elles eussent d’autre motif qu’un excès d’embarras que rien ne justifiait.

Avec cette disposition, je me résignais facilement à ne jamais quitter la ruelle du lit de ma mère qui avait fini par le garder presque continuellement. Je ne sortais que rarement pour me promener, et toujours avec mon père. Mes récréations étaient de jouer aux échecs avec un vieux médecin ou d’entendre causer quelques hommes qui venaient voir mon père.