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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

dience vis-à-vis de son ancien maître qu’il avait fait traîner en prison, sans avoir même l’air troublé. Expliquera qui pourra cette bizarre anomalie.

Cet homme, pendant vingt-cinq ans de dévouement et de fidélité dans les circonstances les plus compromettantes, a-t-il joué un rôle dont il comptait obtenir récompense et, cet espoir échappant, est-il entré dans son naturel ? Ou bien ce naturel a-t-il changé tout à coup, et le vice a-t-il pris possession d’un cœur jusque-là honnête ? Cela m’est impossible à décider. Sa pauvre femme fut dans le désespoir. En outre de ses torts, elle pleurait son infidélité.

Pour en finir de cette aventure, je dirai qu’il emmena la jeune négresse à Dôle où il fit des spéculations qui ne réussirent pas. Il l’abandonna avec deux enfants. Elle chercha à travailler pour les faire vivre. N’y pouvant réussir, elle les prit un soir par la main et les déposa à l’hôpital. On fut quelques jours sans la revoir. Enfin on entra chez elle : elle s’était laissée mourir de faim, n’ayant plus un sou ni une harde dont elle pût se défaire.

Elle n’avait jamais porté de plainte, ni demandé de secours à personne. Seulement, en remettant ses enfants à l’hôpital, elle les avait recommandés vivement et, en s’en allant, elle s’était écriée : « Ceux-ci ne sont pas coupables, et Dieu est juste. » Cette pauvre fille, qui était aussi belle que l’admettait sa peau d’ébène, avait une âme fort distinguée et méritait un meilleur sort.