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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

Il y avait, de l’autre côté du lac, un effet de soleil tellement admirable que j’en étais frappée et je voyais bien que le chevalier l’était aussi. Il étouffait du besoin d’en parler. Enfin il s’adressa à lady Legard et, la regardant de son œil si intelligent, il s’écria avec enthousiasme :

« Quel glorieux coucher du soleil !

– Je ne serais pas étonnée qu’il plût demain, » reprit-elle.

Il se retourna sans mot dire, mais comme s’il eût marché sur une torpille. Tout enfant que j’étais, je compris combien ces deux êtres étaient mal assortis et, dans ce moment, ma pitié était bien plus vive pour le tyran que pour la victime.

Me voici arrivée à un fait si étrange dans le cœur humain qu’il faut bien que je le rapporte. Ce Bermont, que j’ai laissé muletier improvisé, ayant reçu à Rome, des prélats amis de mon père, une médaille inscrite : Au fidèle Bermont, à peine arrivé en Angleterre, fut pris, disait-il, de la maladie du pays. Il changea à vue d’œil ; enfin il prévint mon père qu’il ne pouvait plus tenir à son anxiété sur le sort de ses enfants, qu’il fallait qu’il allât les voir en France. La mort de Robespierre rendait ce projet praticable. Mon père lui dit :

« Eh bien, allez, mon cher, vous savez ce qui me reste, en voilà le quart ; vous reviendrez nous trouver quand vous serez rassuré, si vous ne trouvez pas à mieux faire.

– Merci, monsieur le marquis, je n’ai pas besoin d’argent, j’ai ce qu’il me faut ».

Et il partit. Bermont avait gagné à la loterie, quelques années avant la Révolution, une somme de mille écus qu’il avait placée sur mon père. Il en avait exactement reçu les intérêts qu’il avait soin d’ajouter chaque trimestre à ses gages. Le livre de compte où cela était porté restait entre ses mains. Il l’emporta, ainsi que le