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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

« Milady, il est convenable que vous alliez à tel château des environs », son cœur bondissait de joie. « Certainement, sir John, bien volontiers », et elle allait préparer ses atours. S’il s’agissait d’un dîner et qu’il y eût moyen de mettre trois épingles de diamants, ses seuls bijoux, sa satisfaction était au comble. Elle retrouvait ses impressions de vingt ans que, depuis vingt autres années, la sévérité de son mari tenait sous un éteignoir de plomb.

Il était toujours désobligeant, souvent dur pour elle. Elle était uniformément douce, mais n’avait pas l’air d’attacher le moindre prix à ses mauvais procédés. Je suis persuadée que, si elle les avait ressentis, si son aspect n’avait pas été impassible, soit qu’il fut bien ou mal pour elle, il avait trop d’âme pour persister dans une conduite qui, même avec ces excuses, était fort répréhensible.

Le chevalier Legard, n’ayant pas d’enfants et ne trouvant à exercer pleinement ni sa sensibilité, ni même sa sévérité vis-à-vis d’une femme toujours immobile, s’entourait de jeunes filles de ses parentes, parmi lesquelles je faisais nombre, quoique beaucoup plus enfant.

Nous en avions une peur effroyable, mais nous l’adorions toutes. Un regard un peu moins sévère était une récompense que nous appréciions comme un triomphe. Quand, au bonsoir qu’il nous disait ordinairement, il ajoutait : « bonsoir, Adèle » ; et, une ou deux fois, dans de grandes occasions ; « bonsoir, mon amour (my love) », je ressentais un bonheur inexprimable.

Nous savions parfaitement que rien ne lui échappait, qu’il n’y avait pas un bon mouvement de notre cœur qu’il ne devinât et dont il ne nous tint compte. À la vérité, l’habitude qu’il s’était faite de toujours siéger en jugement sur le genre humain l’entraînait assez fréquemment dans des erreurs ; mais il avait la persuasion d’être