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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

De là, l’invention de l’achat de mules, quinteuses et odieuses bêtes qui ont donné mille embarras, et un système de lésinerie dans tous les détails qui ont rendu ce voyage insupportable et quelquefois dangereux.

Par exemple, le chevalier ne voulut pas laisser démonter les voitures, ni prendre des guides et des chevaux du pays pour traverser le Saint-Gothard, et nous pensâmes tous y périr. Montée sur une petite mule napolitaine qui n’avait jamais porté ni vu de la neige, j’ai traversé la montagne, conduite par mon pauvre père, enfonçant dans la neige jusqu’aux genoux à chaque pas, et à travers une tourmente effroyable. Je me rappelle que mes larmes gelaient sur mon visage. Je ne disais rien pour ne pas augmenter l’inquiétude que je voyais peinte sur celui de mon père.

« Tiens ta bride, mon enfant.

– Je ne peux plus, papa. »

Et, en effet, mes gants de peau, d’abord mouillés et glacés ensuite, avaient fini par me geler les doigts ; il fallut me les frotter avec de la neige. Mon père les enveloppa avec la jaquette d’un homme qui se trouvait là, et nous continuâmes notre route. Arrivés à l’hospice, le temps s’était un peu éclairci. Nos bagages envoyés devant étaient à Urseren ; nous n’aurions pu changer nos vêtements trempés. Mon père trouva le chevalier à la porte, causant avec un religieux qui le pressait de s’arrêter.

« Qu’en dites-vous, marquis ?

– Ma foi, puisque le vin est tiré, il vaut autant le boire dit mon père.

– Certainement, reprit le candide religieux, certainement, messieurs ; il y en a déjà deux bouteilles sur la table, et si cela ne suffit pas, nous en avons encore. »

Cette réponse me fit beaucoup rire et donna le change à mes souffrances. Dans la première jeunesse, il y a