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MADAME LEBRUN. SÉJOUR À ALBANO

assister à l’épreuve imposée au jeune homme. Il l’accomplit avec beaucoup de calme et de sang-froid. Lorsqu’il redescendit, la triomphante beauté s’avança vers lui, la main étendue ; il la prit, la baisa, et lui dit :

« Miss Taylor, j’ai obéi au caprice d’une charmante personne. Maintenant, permettez-moi, en revanche, de vous offrir un conseil : quand vous tiendrez à conserver le pouvoir, n’en abusez jamais. Je vous souhaite mille prospérités ; recevez mes adieux. »

Sa voiture de poste l’attendait sur la place de Saint-Pierre ; il monta dedans et quitta Rome. Miss Taylor eut tout le loisir de regretter sa sotte exigence. Dix ans après, je l’ai revue encore fille ; j’ignore ce qu’elle est devenue depuis.

Je voyais souvent madame Lebrun ou plutôt sa fille. Elle était une de mes camarades de jeu. Madame Lebrun, très bonne personne, était encore jolie, toujours assez sotte, avait un talent distingué, et possédait à l’excès toutes les petites minauderies auxquelles son double titre d’artiste et de jolie femme lui donnait droit. Si le mot de petite maîtresse n’était pas devenu d’aussi mauvais goût que les façons qu’on lui prête, on pourrait le lui appliquer.

Le cardinal Corradini, oncle de Consalvi, possédait à Albano une petite maison qu’il prêta à ma mère et où nous passâmes deux étés. Je conserve un assez faible souvenir de ce ravissant pays, mais un très vif du plaisir que j’avais à y monter sur l’âne du jardinier.

Vers le commencement de 1792, arriva à Rome sir John Legard avec sa femme, miss Aston, cousine germaine de ma mère. Cette relation de famille amena promptement une grande intimité. Les ressources que mes parents avaient apportées de France s’épuisaient. Un seul quartier de la pension donnée par le Roi avait