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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

Revenons à ces premières journées. Je me plais d’autant plus à m’y arrêter que celles qui leur ont succédé ont moins permis de leur rendre pleine justice.

En me quittant la veille au soir, Arago avait été arrêté par des ouvriers qui l’engagèrent à travailler avec eux à une barricade. Il avait trouvé prudent de s’y prêter de bonne grâce, tout en ayant bonne envie de s’en aller. Un des travailleurs raconta qu’il était là depuis dix-huit heures sans boire ni manger, qu’il avait grand’faim et pas un sol. Arago crut l’occasion excellente ; il tira un écu de sa poche ; l’ouvrier tendit la main, mais un de ses camarades l’arrêta :

« Tu vas accepter cela ? Tu te déshonores ». L’autre retira sa main en remerciant très poliment et disant à Arago : « Vous voyez bien, monsieur, que cela ne se peut pas. »

Il s’était alors engagé une discussion entre eux, où monsieur Arago avait voulu leur prouver qu’étant plus riche qu’eux il était raisonnable de le laisser contribuer de son argent, aussi bien que de son bras, à la cause commune.

Cette considération commençait à ébranler même le donneur d’avis, et Arago reproduisit l’écu ; mais il leur proposa d’aller le boire, et cela gâta son affaire.

« Comment, boire ! vous êtes peut-être un ennemi qui veut nous faire boire ! Ah bien oui ! boire ! nous avons besoin de toute notre tête. Qui sait si nous ne serons pas attaqués cette nuit ? Camarade, nous avons faim et soif, mais c’est rien que ça, nous mangerons demain. Empochez votre argent, monsieur, et tenez ! ramassez ce pavé. »

La confiance n’était pas si bien établie qu’Arago osât répliquer ; il se mit silencieusement à sa tâche. Bientôt arriva un élève de l’École polytechnique inspectant le