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UNE SEMAINE DE JUILLET 1830

« Je crains que, ce matin, il ne soit trop tard pour le succès de sa mission. »

Il me promettait un laissez-passer pour monsieur de Glandevès auquel, en effet, monsieur Casimir Périer en expédia un de très bonne heure.

Je dois noter que, ce vendredi, tous les ouvriers qui travaillaient chez moi revinrent à leur ouvrage, le plus tranquillement du monde. Plusieurs avaient pris une part active aux combats des deux jours précédents, et racontaient ce qui s’était passé autour d’eux avec la plus héroïque simplicité. Je vis aussi rouvrir les ateliers dans mon voisinage.

Cependant les défenseurs des barricades restaient à leurs postes ; on les voyait passer le fusil sur l’épaule et un pain sous le bras. Quelques-uns, voulant afficher un air plus militaire, plaçaient leur morceau de pain au bout de leur baïonnette, mais tous étaient également pacifiques et polis.

Je fus rappelée à la fenêtre que je venais de quitter par le bruit du tambour. Alors tout faisait émoi, aussi portes et fenêtres furent occupées et garnies de monde en un instant. Nous vîmes s’avancer, à pas lents et précédée d’un tambour, une troupe de gens armés faisant escorte à un brancard garni de matelas sur lequel était couché un homme en attitude de Tancrède d’Opéra. Il faisait signe de la main pour apaiser les cris que personne ne se disposait à pousser en son honneur. En passant sous ma fenêtre, ce modeste personnage leva la tête, et je reconnus la vilaine figure de monsieur Benjamin Constant. Je ne puis exprimer l’impression que me causa cette vue. Les jours de grandeur et d’héroïsme me semblaient passés ; la fausseté et l’intrigue allaient s’emparer du dénouement. Cet instinct ne m’a pas trompée.