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EXPÉDITION DE LA DUCHESSE DE BERRY

traindre et déroulaient leur effroyable chapelet d’horreurs, m’avouant le chiffre véritable des décès qu’on avait cessé de donner et qui s’est élevé jusqu’à dix-sept cents dans les vingt-quatre heures.

Un soir, on annonçait que la pénurie de bières forçait à employer plusieurs fois la même en en retirant les corps, le jour suivant, qu’on avait tout à fait renoncé à s’en servir, elles prenaient trop de place et l’on empilait les cadavres tels quels dans ces horribles tapissières.

Celui-ci avait vu amener chez lui le matin trente-deux orphelins de père et de mère, sortant de la même rue, celle de la Mortellerie, et produits d’une seule nuit. Cet autre craignait que le service des hôpitaux ne manquât le lendemain, un nombre considérable d’infirmiers ayant été atteints dans la matinée, etc.

Venaient ensuite les atroces descriptions de la maladie, car tous ces gens-là ne s’épargnaient pas ; ils remplissaient leurs pénibles devoirs, allaient tout visiter, mais en demeuraient horrifiés.

C’est sous ces agréables impressions qu’on me laissait vers minuit, et je donne à penser si le sommeil était facile et les rêves gracieux.

Lorsque la fatigue l’emportait et qu’au réveil on apercevait un rayon de soleil, on se sentait comme étonné de revoir un nouveau jour. Cet impitoyable soleil ne manqua pas de luire constamment dans un ciel d’airain, accompagné d’un vent d’est qui ne variait pas d’un souffle.

Je n’ai jamais vu un semblable ciel. Il avait, malgré sa pureté, quelque chose de métallique, de plombé, d’imposant, de sinistre, de solennel. La terre lui répondait par une brume assez épaisse, mais parfaitement sèche, ne s’élevant qu’à quelques pieds. Tous les jours se ressemblèrent pendant cette redoutable épidémie.