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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

Je n’ai jamais connu personne qui sût, autant que madame Récamier, compatir à tous les maux et tenir compte de ceux qui naissent des faiblesses humaines sans en éprouver d’irritation. Elle ne sait pas plus mauvais gré à un homme vaniteux de se laisser aller à un acte inconséquent, pas plus à un homme peureux de faire une lâcheté qu’à un goutteux d’avoir la goutte, ou à un boiteux de ne pouvoir marcher droit. Les infirmités morales lui inspirent autant et peut-être plus de pitié que les infirmités physiques. Elle les soigne d’une main légère et habile qui lui a concilié la vive et tendre reconnaissance de bien des malheureux. On la ressent d’autant plus vivement que son âme, aussi pure qu’élevée, ne puise cette indulgence que par la source abondante de compassion placée par le ciel dans ce sein si noblement féminin.

Quelques semaines plus tard, Benjamin Constant conçut l’idée d’écrire à Louis XVIII une lettre explicative de sa conduite ; la tâche était malaisée. Il arriva plein de cette pensée chez madame Récamier et l’en entretint longuement. Le lendemain, il y avait du monde chez elle ; elle lui demanda très bas :

« Votre lettre est-elle faite ?

— Oui.

— En êtes-vous content ?

— Très content, je me suis presque persuadé moi-même. »

Le Roi fut moins facile à convaincre. Je crois, sans en être sûre, que cette lettre a été imprimée. Il n’y a que le parti royaliste assez bête pour tenir longtemps rigueur à un homme de talent. Au bout de peu de mois, Benjamin Constant était un des chefs de l’opposition.