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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

d’abandonner aux vengeances humaines, l’influence de sa puissante protection près de Dieu. Elle le retint huit heures d’horloge dans son oratoire, priant, agenouillé sur le marbre. Elle le congédia à deux heures du matin ; à huit, un billet d’elle lui apprenait que la voix lui avait annoncé que les vœux de l’Empereur étaient exaucés. Elle écrivit en même temps à la désolée madame de La Bédoyère, qu’après avoir passé quelques heures en purgatoire, son mari devait à l’intercession des prières de l’Empereur une excellente place en paradis, qu’elle avait la satisfaction de pouvoir le lui affirmer, bien persuadée que c’était le meilleur soulagement à sa douleur.

J’avais eu connaissance de cette lettre et du transport de douleur, poussé presque jusqu’à la fureur, qu’elle avait causé à Georgine. J’interrogeai avec réticence madame de Krüdener à ce sujet ; elle l’aborda franchement et me raconta tout ce que je viens de répéter.

Je me rappelle une scène assez comique dont je fus témoin chez elle. Nous nous y trouvâmes sept ou huit personnes réunies un matin. Elle nous parlait, de son ton inspiré, des vertus surnaturelles de l’empereur Alexandre et elle vantait beaucoup le courage avec lequel il renonçait à son intimité avec madame de Narishkine, sacrifiant ainsi à ses devoirs ses sentiments les plus chers et une liaison de seize années.

« Hélas ! s’écria Elzéar de Sabran (avec une expression de componction inimitable), hélas ! quelquefois, en ce genre, on renonce plus facilement à une liaison de seize années qu’à une de seize journées ! »

Nous partîmes tous d’un éclat de rire, et madame de Krüdener nous en donna l’exemple ; mais bientôt, reprenant son rôle, elle se retira au bout de la chambre comme pour faire excuse à la voix de cette incongruité.

Quel que fût le motif qui dirigeât madame de Krüde-