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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

de l’élégance de son improvisation. Son regard avait tout à la fois l’air vague et inspiré. Au bout d’une heure et demie, elle cessa de parler, ses yeux se fermèrent, elle sembla tomber dans une sorte d’anéantissement ; les adeptes m’avertirent que c’était le signal de la retraite. J’avais été assez intéressée. Cependant je ne comptais pas assister à une seconde représentation. Elles étaient à jour fixe. Je crus convenable d’en choisir un autre pour laisser mon nom à la porte de madame de Krüdener. À ma surprise, je fus admise, elle était seule.

« Je vous attendais, me dit-elle, la voix m’avait annoncé votre visite ; j’espère de vous, mais pourtant… j’ai été trompée si souvent !! »

Elle tomba dans un silence que je ne cherchai pas à rompre, ne sachant pas quel ton adopter. Elle reprit enfin et me dit que la voix l’avait prévenue qu’elle aurait dans la ligne des prophétesses une successeur qu’elle formerait et qui était destinée à aller plus près qu’elle de la divinité ; car elle ne faisait qu’entendre, et celle-là verrait !

La voix lui avait annoncé que cette prédestinée devait être une femme ayant conservé dans le grand monde des mœurs pures. Madame de Krüdener la rencontrerait au moment où elle s’y attendrait le moins et sans qu’aucun précédent eût préparé leur liaison. Ses rêves, qu’elle n’osait appeler des visions (car, hélas ! elle n’était pas appelée à voir) la lui avaient représentée sous quelques-uns de mes traits. Je me défendis avec une modestie très sincère d’être appelée à tant de gloire. Elle plaida ma cause vis-à-vis de moi-même avec la chaleur la plus entraînante et de manière à me toucher au point que mes yeux se remplirent de larmes. Elle crut avoir acquis un disciple, si ce n’est un successeur, et m’engagea fort à revenir souvent la voir. Pendant cette