Page:Mémoires de la comtesse de Boigne Tome II 1921.djvu/65

Cette page a été validée par deux contributeurs.
60
MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

lui manda de l’envoyer à Paris ; il n’en tint compte. Je ne sais s’il aurait pu prolonger longtemps cette bienveillante indifférence, mais les événements marchèrent vite.

Le gouvernement piémontais avait si complètement partagé la sécurité de Jules qu’au même moment où les français s’emparaient de Montmélian un autre corps, traversant la montagne, enlevait à Aiguebelle un beau régiment piémontais qui faisait tranquillement l’exercice avec des pierres de bois à ses fusils. Ce qu’il y a de plus piquant dans cette aventure c’est que la même chose était arrivée, au même lieu et de la même façon, au début de la guerre précédente.

L’émoi fut grand à Turin. On nomma vite monsieur de Saint-Marsan ministre de la guerre, quoiqu’il eût servi sous le régime français. On réclama les secours autrichiens avec autant de zèle qu’on en avait mis à les refuser jusque-là. Mais le général Bubna déclara à monsieur de Valese qu’il fallait porter la peine de son obstination ; il l’avertissait depuis longtemps que les hostilités étaient prêtes à éclater et que les négociations occultes et personnelles avec le gouvernement français, pour établir sa neutralité, seraient sans succès. Il n’avait pas voulu le croire ; maintenant il le prévenait formellement que, si les français s’étaient emparés du Mont-Cenis avant qu’il pût l’occuper, ce qui lui paraissait fort probable, il retirerait ses troupes en Lombardie et abandonnerait le Piémont.

À la suite de cette menace, il déploya une activité prodigieuse pour la rendre vaine. C’était un singulier homme que ce Bubna. Grand, gros, boiteux par une blessure, paresseux lorsqu’il n’avait rien à faire, il passait les trois quarts des journées, couché sur un lit ou sur la paille dans son écurie, à fumer le plus mauvais