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LE « MANUSCRIT DE SAINTE-HÉLÈNE »

Pendant ces soirées, j’étais poursuivie d’une idée que je ne pouvais chasser. Je voyais Bonaparte apprenant que, chez le maréchal Duroc, une troupe de chambellans et de dames du palais étaient réunis pour entendre et se passionner du récit bien pathétique de l’expulsion de Louis xviii de Mitau, des gardes du corps pleurant sur ses mains, de Madame leur distribuant ses diamants pour les empêcher de mourir de faim, de leur vieux Roi les bénissant, de l’abbé Marie quittant volontairement un monde où l’injustice seule triomphait, etc., et toute la société impérialiste, émue jusqu’aux larmes, surprise par l’entrée de l’Empereur au milieu d’elle !

Quelles auraient été ses frayeurs ! Comme Vincennes aurait été peuplé le lendemain ! Au reste, personne ne s’y serait risqué. Grâce au ciel, et honneur en soit rendu à la Restauration, la lecture, chez les dames que je viens de citer, pouvait être déplacée, inconvenante, dangereuse même pour le pays ; mais elle ne pouvait troubler la sécurité de ceux qui y assistaient.

Jamais aucune publication, de mon temps, n’a fait autant d’effet. Il n’était plus permis d’élever un doute sur son authenticité, et, plus on avait approché l’Empereur, plus on soutenait l’ouvrage de lui.

Monsieur de Fontanes reconnaissait chaque phrase. Monsieur Molé entendait le son de sa voix disant ces mêmes paroles. Monsieur de Talleyrand le voyait les écrire. Le maréchal Marmont retrouvait des expressions de leur mutuelle jeunesse dont lui seul avait pu se servir, etc. Et tous et chacun étaient électrisés par cette émanation directe du grand homme.

Je finis par me laisser persuader, tout en conservant mon étonnement de l’à-propos de la publication : tant de gens plus compétents affirmaient reconnaître l’auteur qu’il y aurait eu de l’obstination à en douter.