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L’OPÉRA

en envoyer chercher la clef. Pour l’obtenir alors, il fallait payer une somme tout aussi considérable qu’à aucun autre théâtre de l’Europe. De plus, il fallait faire meubler la loge, y placer des tentures, des rideaux, des sièges, car la clef ne donnait entrée que dans un petit bouge vide avec des murailles sales. C’était une assez bonne aubaine pour le tapissier du Roi.

Ces frais faits, on achète encore à la porte (pour un prix assez modique, à la vérité) le droit d’entrer au théâtre, de sorte que l’étranger qu’on engage à venir au spectacle est forcé de payer son billet. Malgré, ou peut-être à cause de toutes ces formalités, l’ouverture du grand Opéra fut un événement de la plus haute importance. Dès le matin, toute la population était en agitation, et la foule s’y porta le soir avec une telle affluence que, malgré toutes les prérogatives des ambassadeurs, nous pensâmes être écrasées, ma mère et moi en y arrivant.

La salle est fort belle, le lustre y était demeuré provisoirement et l’éclairait assez bien, mais les véritables amateurs de l’ancien régime lui reprochaient de ternir l’éclat de la couronne (On appelle la couronne la loge du Roi.) C’est un petit salon qui occupe le fond de la salle, est élevé de deux rangs de loges sur une largeur de cinq à peu près, extrêmement décoré en étoffes et en crépines d’or et brillamment éclairé en girandoles de bougies. Avant l’innovation du lustre, la salle ne recevait de lumière que de la loge royale. Celle de l’ambassadeur de France était de tout temps vis-à-vis de la loge du prince de Carignan et la meilleure possible. On aurait bien été tenté de l’ôter à l’ambassadeur d’un Roi constitutionnel, mais pourtant on n’osa pas, mon père ayant fait savoir qu’il serait forcé de le trouver mauvais. Cela ne se pouvait autrement, d’après l’importance qu’on y attachait dans le pays.