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LES LOGES

à ce but, mais cela est fort difficile. En revanche, la masse dansante et visitante est d’une sottise, d’une ignorance fabuleuses.

On dit que, dans le sud de l’Italie, on trouve de l’esprit naturel. Le Piémont tient du nord pour l’intelligence et du midi pour l’éducation. En tout, ce pays est assez mal partagé. Son climat, plus froid que celui de France en hiver, est plus orageux, plus péniblement étouffant que l’Italie en été ; et les beaux-arts n’ont pas franchi les Apennins pour venir jusqu’à lui : ils seraient effarouchés par l’horrible jargon qu’on y parle ; il les avertirait bien promptement qu’ils ne sont point dans leur patrie.

Tout le temps de mon séjour à Turin, j’ai entendu régulièrement chaque jour, pendant ce qu’on appelait l’avant-soirée où mon père recevait les visites, discuter sur une question que je vais présenter consciencieusement sous toutes ses faces.

Le prince Borghèse, gouverneur du Piémont sous l’Empereur, avait fait placer un lustre dans la salle du grand théâtre. C’était, il faut tout dire, une innovation. Il offrit de le donner, il offrit de le vendre, il offrit de le faire ôter à ses frais, il offrit d’être censé le vendre sans en réclamer le prix, il offrit d’accepter tout ce que le Roi en voudrait donner, il offrit enfin qu’il n’en fût fait aucune mention… Je me serais volontiers accommodée de ce dernier moyen. Lorsque j’ai quitté Turin au bout de dix mois, il n’y avait pas encore de parti pris, et la société continuait à être agitée par des opinions très passionnées au sujet du lustre ; on attendait l’arrivée de la Reine pour en décider.

La distribution des loges avait, pour un temps, apporté quelque distraction à cette grande occupation. J’étais si peu préparée à ces usages que je ne puis dire avec quel étonnement j’appris qu’aux approches du carnaval le Roi