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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

l’habitude m’avait autrefois blasée sur l’aspect qu’il présente au voyageur et l’absence m’y avait rendue plus attentive.

Ces chemins si bien soignés, sur lesquels des chevaux de poste, tenus comme nos plus élégants attelages, vous font rouler si agréablement, cette multitude de voitures publiques et privées, toutes charmantes, ces innombrables établissements qui ornent la campagne et donnent l’idée de l’aisance dans toutes les classes de la société, depuis la cabane du paysan jusqu’au château du seigneur, ces fenêtres de la plus petite boutique offrant aux rares rayons du soleil des vitres dont l’éclat n’est jamais terni par une légère souillure, ces populations si propres se transportant d’un village à un autre par des sentiers que nous envierions dans nos jardins, ces beaux enfants si bien tenus et prenant leurs ébats dans une liberté qui contraste avec le maintien réservé du reste de la famille, tout cela m’était familier et pourtant me frappait peut-être plus vivement que si c’eût été la première fois que j’en étais témoin.

Je fis la route de Douvres à Londres par un beau dimanche du mois de mai et dans un continuel enchantement. Il s’y mêlait de temps en temps un secret sentiment d’envie pour ma patrie. Le Ciel lui a été au moins aussi favorable ; pourquoi n’a-t-elle pas acquis le même degré de prospérité que ses voisins insulaires ?

Lorsque les chevaux de poste, suspendant leur course rapide, prirent cette allure fastidieuse qu’ils affectent dans Londres, que l’atmosphère lourde et enfumée de cette grande ville me pesa sur la tête, que je vis ses silencieux habitants se suivant l’un l’autre sur leurs larges trottoirs comme un cortège funèbre, que les portes, les fenêtres, les boutiques fermées semblèrent annoncer autant de tristesse dans l’intérieur des maisons que dans