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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

C’est à cette occasion que monsieur de Talleyrand dit, pour la première fois, ce mot qu’il a si pauvrement prodigué depuis : « C’était quelqu’un ! »

Monsieur le duc d’Angoulême fut le seul de la famille royale qui témoigna quelque peine. Il dit à mon frère ces propres paroles : « Je le regrette beaucoup ; il ne nous aimait pas, mais il aimait la France. Sa vie était une ressource et sa mort est une perte. »

Le Roi, Monsieur et Madame furent plutôt soulagés de ne plus voir un homme vis-à-vis duquel ils étaient mal à l’aise. Les courtisans prirent exemple du maître et ne feignirent pas une douleur qu’ils ne ressentaient pas. Ils étaient excusables, car monsieur de Richelieu ne les aimait ni ne les estimait.

Le désespoir de la reine de Suède fut aussi violent que son extravagante passion. Elle loua une tribune à l’Assomption et, le corps du duc de Richelieu ayant été déposé dans cette église jusqu’à ce qu’on pût le transporter à la Sorbonne, elle y passa les jours et les nuits dans une douleur immodérée, justifiant ainsi les folies des années précédentes.

J’ai déjà raconté comment elle poursuivait monsieur de Richelieu sur toutes les grandes routes. Elle exerçait la même persécution dans Paris. Elle avait des appartements près de tous ceux qu’il habitait ou qu’il fréquentait ; il ne pouvait se mettre à une fenêtre qu’aussitôt la reine ne parut à une autre. Dès qu’il sortait, elle était à sa suite, sa voiture suivait la sienne, elle s’arrêtait quand il s’arrêtait, descendait quand il descendait, l’attendait pendant toutes ses visites et en reprenait le cours avec une persévérance qui était devenue un véritable cauchemar pour le pauvre duc.

Entrait-il dans une boutique, elle l’y suivait, y restait après lui, se faisait donner ce qu’il avait choisi et lui fai-