Page:Mémoires de la comtesse de Boigne Tome III 1922.djvu/165

Cette page a été validée par deux contributeurs.
161
M. DE TALLEYRAND EST INSULTÉ

coup si violent qu’il était tombé comme une masse. Le maréchal avait appelé la garde et fait arrêter l’homme, qui se trouva être ce misérable Maubreuil, pendant que lui s’occupait à ramasser monsieur de Talleyrand presque évanoui. Il aida à le transporter dans une salle d’attente où se trouvait Pozzo, et c’est de ce spectacle que l’un et l’autre avaient un égal besoin de s’entretenir.

Ils avaient craint un moment que le prince n’expirât entre leurs bras, tant il était suffoqué. Pozzo faisait une peinture, à sa façon pittoresque, de ce vieillard lui apparaissant dans ce désordre de vêtement, pâle, échevelé, les esprits égarés, venant achever une carrière si traversée de grandeur et de souillures sous la flétrissure de la main d’un hideux maniaque, dans le temple du Dieu qu’il avait abjuré, à l’heure consacrée au Roi qu’il avait trahi. Il y avait là une sorte de rétribution qui frappait l’imagination. Au reste, à peine monsieur de Talleyrand fut-il revenu à lui-même qu’il sentit le parti que la malveillance s’efforcerait de tirer de cette cruelle scène.

Avant de venir chez moi, ces messieurs s’étaient arrêtés à sa porte. Ils l’avaient, contre leur attente, trouvée toute grande ouverte. Le prince, entouré de monde, était couché sur un fauteuil dans son cabinet fort assombri et avait le front couvert d’un bandeau. Il racontait que Maubreuil avait voulu l’assassiner, qu’il l’avait frappé sur le haut de la tête et lui avait fait une plaie qu’il avait fallu panser. Avec son imperturbabilité accoutumée, il fit ce récit d’aplomb devant les témoins de la scène : « Il m’a assommé comme un bœuf», répétait-il à chaque instant en avançant son poing fermé et le plaçant à la hauteur du front ; du reste de la figure, il n’en était pas question, quoique, à Saint-Denis, ses lèvres seules furent saignantes.