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elle ne me savoit pas marié. Elle est désolée de mon absence, et voilà ce qu’elle m’écrit. Alors il me donna la lettre.

Je mourois d’envie de la lire ; mais je voulus lui montrer de la générosité. « Non, lui dis-je en la lui rendant ; votre confiance me suffit ; je suis flattée de votre franchise, de votre complaisance ; vous êtes plus léger que coupable. Mais je pense que vous retournerez à ***, que même peut-être avant ce temps-là… puisque vous avez pu une fois vous faire une plaisanterie d’oublier votre femme. Ici les occasions sont fréquentes. Le chevalier de Canaples reviendra. Ce portrait dont il est cause… — Non en vérité, reprit-il, ma chère amie, vous n’avez nulle idée de ce monde, ni de ses usages ! Que fait tout cela ? et qu’a de commun une créature qu’on peut avoir pour de l’argent, et qu’on laisse là quand on n’en veut plus, avec une femme qu’on estime et qu’on a choisie ? » Croiriez-vous, mon tuteur, que, quelque blessée que je fusse de ce raisonnement, je ne pus d’abord y répondre que par mes larmes. « Comment, lui dis-je enfin, un cœur tout entier à vous peut-il s’accommoder d’un partage aussi vil ? — Mais je ne vous parle pas de moi ; je vous dis que, quand même je ferois comme tout le monde, vous ne devriez pas vous en tourmenter, parce que cela ne diminueroit rien de ma tendresse pour vous. Est-ce que le petit P*** n’a pas des maîtresses ? cependant il adore sa femme ; est-ce qu’elle n’est pas heureuse ? — On le dit ; mais peut-être si on le lui demandoit… — Ah ! parbleu, elle seroit bien venue de se plaindre ; on lui riroit au nez. Que veut-elle donc ? Son mari ne lui refuse rien. »

Je voulus relever vivement toute cette indigne morale.